A. De nouveaux thèmes
Les personnages proviennent de milieux jamais représentés dans le cinéma commercial, ou alors d’une façon tellement édulcorée qu’ils en sont méconnaissables. Ils sont intouchables, aborigènes, paysans sans terre venus peupler les bidonvilles de Calcutta ou d’ailleurs. Ce sont des femmes bien souvent, une véritable révolution dans un cinéma qui ne laissent à ses actrices qu’une fonction décorative.
Le système de caste est attaqué de façon frontale par Shyam Benegal (Manthan) Govind Nihalani (Aakrosh), Satyajit Ray (Sadgati) bien loin de la frilosité du cinéma commercial qui n’évoque ce sujet que sous l’angle des amours impossibles.
Le machisme de la société indienne est souvent critiqué, par les quelques réalisatrices de ce courant (une première en Inde), mais pas uniquement.
Et la religion, qui n’avait plus subi d’attaque depuis les années 1950, n’est pas non plus épargnée : le ritualisme et le conservatisme social de l’hindouisme sont en particulier mis en cause, bien que cette critique soit moins virulente qu’on aurait pu le penser de la part de cinéastes pour la plupart marxistes : les gouvernements qui financent le courant, même les plus à gauche, n’apprécient pas que l’on attaque trop directement un hindouisme qui incarne à leurs yeux la culture indienne. Machisme, exploitation, discriminations, sont envisagés sous l’angle d’une critique sociale globale.
B. Un nouveau style
Pas (ou peu) de chorégraphies, et des films moins longs : c’est ce qui différencie le plus visiblement le nouveau cinéma du cinéma commercial. Les chansons, quand il y a en a quand même (et c’est le plus souvent le cas), accompagnent le générique, ou, quand elles sont chorégraphiées (rarement plus d’une fois par film), permettent un jeu de contraste avec la sombre réalité dépeinte dans le reste du film. Ainsi dans Aakrosh les notables de la petite ville où se déroule l’action se détendent devant un spectacle de lavani, un style de danse suggestif, au lieu de répondre aux questions de l’avocat qui défend l’aborigène accusé à leur place. Les genres musicaux choisis sont locaux et contribuent à l’ancrage du film dans une région précise.
Surtout, le nouveau cinéma privilégie le réalisme, ce qui est, en Inde, révolutionnaire (on se rappelle la critique de Naipaul envers une Inde incapable de voir la réalité extérieure, aveuglée par une idéologie qui ne se figure la société qu’à travers le filtre de la caste et valorise le repli sur soi en vue d’une libération personnelle). Un réalisme que Thoraval présente à juste titre comme humaniste, en ce qu’il force le spectateur à voir l’humanité d’individus auxquels il n’aurait pas accordé un regard s’il les avait croisés dans la rue. On tourne le moins possible en studio, on accorde une attention certaine aux costumes, coutumes, accents locaux. Le simple fait de montrer est une dénonciation : un certain nombre de ces films (les meilleurs) se passent de grand discours. Il ne s’agit pas pour autant de donner l’illusion du réel : pas question de retomber dans les travers du cinéma commercial, qui manipule le spectateur au lieu de le faire réfléchir. Certains adoptent des postures tout à fait brechtiennes, tel Benegal dans Arohan (« Le soulèvement ») : avant le générique, l’acteur principal se présente, présente ses collègues et leurs personnages, et annonce le thème et les objectifs du film (montrer la lutte d’un paysan contre le propriétaire des terres qu’il cultive) ! Certains, notamment parmi les acteurs, revendiquent également un réalisme psychologique : ce point est plus problématique, et j’y reviendrai quand je verrai les faiblesses du nouveau cinéma.
C. De nouveaux visages
Pour percer devenir une star dans le cinéma populaire il faut être, au choix, beau ou fils de réalisateur ou acteur, les deux caractéristiques pouvant se cumuler. Les stars bien établies tournent un grand nombre de films chaque année (à titre d’exemple 9 pour la belle Zeenat Aman en 1980, 11 pour Dharmendra en 1989, 19 ( !) la même année pour le très inexpressif "Disco Dancer" Mithun) et ne laissent pas de place aux nouveaux venus. Certains de ces acteurs sont assez mauvais, et ceux qui ont été bons se sont laissé enfermer dans leur image de star et dans un type de rôle et style de jeu unique, très théâtral. Le nouveau cinéma accueillera de temps à autre certaines de ces stars (surtout les actrices), mais fait la part belle à une nouvelle génération d’acteurs, dominée par quatre personnes extrêmement talentueuses, deux femmes, Shabana Azmi et Smita Patil, et deux hommes, Om Puri et Naseeruddin Shah, issus pour trois d’entre eux du Film and Television Institute of India (FTII) de Pune.
On rencontre l’un ou l’autre de ces acteurs dans 99% des films de ce courant, mais ils jouent aussi, de plus en plus souvent, dans des films commerciaux. N’allez pas croire que ce renouvellement correspond à une démocratisation du recrutement : seul Om Puri vient d’un milieu populaire. En outre ils deviennent rapidement les stars de ce cinéma parallèle, et la recherche de nouveaux talents s’arrêtent. En revanche, leur apparence est révolutionnaire par sa banalité, du moins en ce qui concerne les acteurs, car les actrices restent très jolies. Et leur talent, leur perfectionnisme, leur volonté de relever tous les défis et d’accepter les rôles les plus divers apportent une vraie bouffé d’air frais.
Shabana Azmi
Shabana Azmi, née en 1950 dans une famille musulmane, est la fille d’un célèbre poète. Son mari est également poète. Elle est célèbre pour son engagement social, en faveur des habitants des bidonvilles ou des malades du sida, et politique, contre le communautarisme notamment. Doté d’un beau visage légèrement mélancolique, elle joue souvent des personnages de femmes presque dépressives, abattues par une société étouffante ou par un mariage malheureux. On la voit rarement interpréter des femmes issues de milieu populaire, ce type de rôles revenant plus fréquemment à sa rivale, Smita Patil. Cependant, comme tous les acteurs de ce courant, elle ne refuse jamais un rôle à contre emploi : patronne de bordel qui gère son entreprise en femme d’affaire dans Mandi , ou jeune femme intouchable dans Paar.
Smita Patil
Très belle femme (ça saute au yeux, c'est pourquoi je commence par le mentionner), Smita Patil (née en 1955) est la fille d’un homme politique et d’une travailleuse sociale. Elle apprend à jouer dans des pièces de théâtre expérimental. Militante féministe, refusant de servir de faire-valoir à des stars masculines, elle a joué quelques-uns des rôles féminins les plus intéressants de l’époque. Elle interprète souvent des femmes du peuple au franc-parler cinglant et au sexappeal naturel. Sa vie privée fait la une de la presse people lorsque l’acteur Raj Babbar divorce pour l’épouser : un véritable scandale à l’époque. Elle meurt à trente et un an seulement, des suites d’un accouchement. Son fils, Prateik Babbar, est lui aussi acteur. Son plus beau rôle : celui d’une actrice qui ne trouve pas sa place dans la société indienne dans Bhumika.
Om Puri
Né en 1950 dans le Pendjab profond, élevé par son oncle faute de pouvoir l’être par des parents en manque d’argent, obligé de travailler dès son adolescence pour payer sa scolarité, le succès d’Om Puri a tout du conte de fées. Si l’on ajoute un physique difficile, malingre autrefois, bedonnant aujourd’hui, une peau grêlée par la varicelle, et un accent pendjabi à couper au couteau, on se dit qu’il doit vraiment être un excellent acteur pour avoir réussi à se faire un nom. Il a longtemps été le visage des opprimés : intouchable, aborigène, travailleur exploité : ces rôles, dans lesquels il excelle, lui ont collé à la peau, de Satyajit Ray (il est le tanneur de Sadgati) à Roland Joffé (oui, c’est lui le tireur de rickshaw qui vole la vedette à Patrick Swayze dans la Cité de la Joie). Après la mort du nouveau cinéma, il a dû se rabattre sur des seconds rôles sans grand intérêt dans des films commerciaux. Il est décédé après la rédaction de cet essai, en 2017.
Naseeruddin Shah
Né en 1950 dans une famille musulmane qui descendrait d’un seigneur afghan, Naseeruddin Shah grandit dans un milieu très conservateur. Son père le destine à la haute fonction publique ; au désespoir de sa famille, il choisit le théâtre, puis le cinéma. Personnalité à part dans un milieu très policé, il exige autant des autres que de lui-même, et n’hésite jamais à dire aux autres acteurs ou cinéastes avec qui il a travaillé ce qu’il pense d’eux. Cela provoque parfois quelques tensions car son impressionnante filmographie (166 films !) comprend, à côté d’un bon nombre d’oeuvres majeures, quelques films épouvantablement mauvais, acceptés pour des raisons strictement alimentaires et dénigrés dès leur sortie. Lorsqu’il ne joue pas dans des navets (et même parfois lorsqu’il joue dans des navets) Naseeruddin Shah est l’un des acteurs les plus perfectionnistes qui soient, imitant à la perfection les différents accents régionaux et capable d’interpréter de façon crédible des personnages venant de tous les milieux. Il est toujours actif sur la scène théâtrale, et a été aperçu dans quelques films internationaux ou non-indiens, tels Le Mariage des moussons ou La Ligue des gentlemen extraordinaires (son Némo dans ce denier film est un beau gâchis, le personnage est à peine esquissé).
Shabana Azmi, et Naseeruddin Shah jouent aujourd’hui encore dans des films abordant des problématiques sociales, sans chansons ni danses. Mais ces films se sont longtemps faits rare, et ils ont gagné leur vie en multipliant les apparitions dans des films commerciaux : le nouveau cinéma n’existe plus. Il a même sombré dans l’oubli, occulté par la masse d’un cinéma populaire florissant. Pire, ceux qui ont fait ce cinéma portent aujourd’hui un regard critique sur ce courant.
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