24.4.20

Pyaasa (L'Assoiffé) - 1957

 chasm-e-nam jaan-e-shorida kaafi nahin
tohmat-e-ishq poshida kafi nahin
Faiz
Il ne suffit pas d'avoir l’œil humide et l'âme troublée
Il ne suffit pas d'être accusé de nourrir un amour secret

Si je me permets de commencer ce billet par deux vers de Faiz, ce n'est pas pour le plaisir (enfin, un peu quand même), c'est surtout parce que le héros cite ce poète comme source d'inspiration, qu'ils correspondent bien au ton du film, et que la poésie joue un rôle central dans Pyaasa.


Le héros Vijay (Guru Dutt) est en effet un poète sans le sou qui ne parvient pas à faire publier son œuvre. Tous lui conseillent de laisser tomber les sujets sociaux et déprimants pour se consacrer à des histoires d'amour plus légères. Vijay refuse, se retrouve à la rue où il survit grâce aux deux seules personnes capables d'apprécier son art, Abdul Sattar (Johnny Walker), un masseur de rue, et Gulab (Waheeda Rehman), une prostituée, qui va jusqu'à lui payer à manger. Vijay finit par trouver un emploi chez un éditeur, mais comme domestique, et comble de la malchance, il s'agit du mari de son amour de jeunesse, Meena (Mala Sinha), qui a préféré la sécurité d'un mariage bourgeois à un mariage d'amour. Suite à un malentendu, on croit Vijay mort, suicidé. Son œuvre est enfin publiée grâce à Gulab, et connaît un très grand succès, en partie grâce à la prétendue mort dramatique de son auteur, qui reste de son côté estomaqué par tant d'hypocrisie.


La toute première scène donne le ton : le poète admire la nature, les oiseaux, une abeille qui butine, quand arrive dans le champ un pied qui écrase cette dernière. Le regard porté sur la société est sombre, très sombre. Guru Dutt, pourtant lui-même producteur du film, a d'ailleurs dû adoucir un peu la scène finale, de crainte que le public n'aime pas un film aussi noir. La façon dont les prostituées vivent et travaillent, notamment, est présentée de façon assez crue. Les éditeurs n'acceptent de publier que des poètes reconnus, et les diplômés, au chomage, se trouvent contraints de jouer les porteurs à l'entrée des hôtels pour une pièce. Seuls les marginaux comprennent la poésie et se montrent honnêtes et généreux.

le "méchant", joué par Rehman

Les chansons, dont beaucoup sont des poèmes de Sahir Ludhianvi, éminent poète de tendance communiste (il a notamment écrit un célèbre poème sur les travailleurs pauvres qui ont souffert pour construire le Taj Mahal), sont particulièrement nombreuses, et donnent son rythme au film. Sahir Ludhianvi a ici adopté un style plus simple que dans ses recueils afin d'être compris par tous : ce n'en sont pas moins de très beaux poèmes en ourdou, qui transmettent l'essentiel du message social du film.

Plusieurs chansons permettent de montrer un Vijay toujours décalé, à contre-temps de la société : il chante une chanson déprimante à une réunion festive d'anciens étudiants ; prend la parole quand on attend de lui qu'il fasse simplement le service. Quand à la chanson romantique, "Hum Aap ki Aankhon mein", Vijay la rêve au moment même où Meena lui donne une lettre de rupture.


Le traitement des chansons est une des singularités du style de Guru Dutt. Traditionnellement, elles servent souvent d'intermèdes musicaux et chorégraphiés qui interrompent le récit. Ici au contraire, elles sont totalement intégrées dans l'histoire et la font avancer. Elles commencent généralement doucement, parfois sans musique pour se fondre dans le film (certaines, plus scandées que chantées, sont totalement a cappella, beaucoup commencent tout doucement avant d'aller crescendo) et, bien que Guru Dutt ait une formation de danseur, la danse est quasiment absente du film. Ces chansons intégrées au récit sont au diapason de celui-ci : elles ne respirent pas franchement la joie de vivre et la fierté d'être indien. La chanson la plus connue, qui marque la "résurrection" de Vijay, le montre dans une posture christique (qui reprend la couverture d'un magazine que Meena feuilletait au début du film), murmurant, puis déclamant, son dégoût de cette société hypocrite qui ne valorise que la richesse et n'aime les poètes qu'une fois morts, et se termine dans une sorte de puissant cri de rage cathartique.


Trois chansons se détachent cependant du fil de l'histoire : ce sont les trois seules chansons joyeuses, aux mélodies plus entrainantes. Deux d'entre elles sont placées dans des flash-backs (et le duo romantique parfaitement classique "Hum Aap ki Aankhon mein", avec ses nuées inspirées de "Ghar aaya mera" de Awaara de Raj Kapoor, est même une séquence rêvée au sein d'un souvenir en flash-back). La dernière des trois se détache par sa tonalité comique, résultant du contraste entre la voix de Mohammed Rafi et celle de Johnny Walker : Guru Dutt choisit de casser l'illusion du film pour faire entendre le procédé du play-back. Bref, les moments joyeux ne sont pas vraiment dans le film.



C'est S.D. Burman qui a été chargé de composer la musique des chansons, mais aussi la musique de fond, contribuant ainsi à l'unité du film. A la demande de Guru Dutt, il leur apporte une tonalité bengalie. En effet, d'après Nasreen Munni Kabir (auteure d'une biographie de G. Dutt), et bien que le seul repère géographique donné dans le film soit le Gange, Pyaasa se déroule à Calcutta*. C'est tout à fait possible, Guru Dutt étant bengali de coeur sinon de naissance. Par ailleurs, certains personnages, surtout Gulab la prostituée, rappellent des personnages de Devdas, roman qui se déroule au Bengale. C'est d'ailleurs à cause de cette ressemblance avec Devdas que Dilip Kumar, qui venait de jouer dans une adaptation du roman, refusa le rôle, que finalement Guru Dutt endossa lui-même.

Il était particulièrement exigant au sujet du jeu des acteurs, et pouvait faire rejouer de très nombreuses fois la même scène s'il n'était pas satisfait. Il s'appliquait la même exigence, et demandait après chacune de ses scènes à son comparse Abrar Alvi, qui signe le scénario, de critiquer son interprétation. Waheeda Rehman, dont c'est le premier rôle principal, est en particulier magnifique : il faut la voir changer brutalement de visage lors de leur première rencontre quand elle comprend que Vijay n'est pas un client potentiel .

Avoir de bons acteurs était crucial. En effet Guru Dutt raffole des gros plans (suivant généralement un "establishing shot", c'est à dire un plan large présentant le contexte), et l'on peut scruter le moindre détail de leur expression. Cette façon de faire était d'ailleurs nouvelle dans le cinéma indien qui préférait les plans larges. Elle permet une mise en scène moins théatrale et facilite l'indentification du spectateur, atténuant ainsi le côté difficile d'accès d'un film très noir et tournant autour de poésies que les spectateurs français ne peuvent ressentir qu'à travers les sous-titres.



Pyaasa bénéficie d'une bonne édition DVD sous-titrée français sortie par Carlotta. Elle comprend en outre une séquence d'introduction par Charles Tesson, et un film sur Guru Dutt.



* grâce aux nombreux tweets qui m'ont fait remarquer différents détails je peux confirmer que l'action se passe effectivement à Kolkota.

Pour plus d'informations vous pouvez vous référer à la préface filmée de Charles Tesson du DVD Carlotta ; ainsi qu'à Guru Dutt, A Life in Cinema, de Nasreen Munni Kabir, Oxford University Press, nouvelle édition de 2005, qui m'ont servi de sources.

Aucun commentaire: