2.5.20

Kaagaz ke Phool (Fleurs de papier) - 1959

"Kaagaz ke Phool (...) is a depressing, incoherent tale boringly told"
Filmfare, novembre 1969, cité par Nasreen Munni Kabir

« Techniquement, Kaagaz ke Phool était le meilleur film de Guru Dutt. Je crois que c’était sa meilleure œuvre. Mais ce qu’il voulait dire dans le film n’était pas clair. C’était son état mental qui n’était pas clair. Sa vie personnelle était en pleine tourmente et en conséquence le scénario changeait tout le temps. Il y eut plus de scènes coupées au montage que de scènes conservées dans la version finale du film »
Kaifi Azmi, 1996, cité par Nasreen Munni Kabir


Kaagaz ke phool est célèbre pour sa dimension prémonitoire : ce film qui raconte le succès puis la déchéance d'un réalisateur, en parallèle avec l'ascension de la jeune actrice qu'il a découvert, fut en effet un échec cinglant, et ne plut ni aux critiques, ni au public, au point que Guru Dutt refusa dès lors de sortir d'autres films à son nom. Pas de seconde chance dans le monde du cinéma. Comme le cheval de course blessé est abattu, les réalisateurs sans succès sont laissés sur la touche.



Il est pourtant aujourd'hui considéré comme une œuvre majeure du réalisateur. Les ressemblance entre le héros, Suresh Sinha, et Guru Dutt, donnent une dimension très personnelle à cette œuvre, d'autant plus que l'actrice dont Suresh est amoureux, Shanti, est jouée par Waheeda Rehman qui fut l'amante du réalisateur (tandis que Geeta Dutt, l'une des chanteuses, était sa femme...).

Peut-être pour se préserver, parce que l'histoire le touche de près, Guru Dutt fait un film plus distancié, moins empreint de pathos que Pyaasa, sa précédente grande œuvre. Moins de gros plans serrés sur des visages souffrants, plus de plans larges ; une voix off (très discrète), qui rappelle par sa présence même qu'il s'agit d'une histoire. Surtout, dans Pyaasa, les nombreuses chansons étaient presque toutes les poèmes du héros, que l'on entendait exprimer sa vision très noire de la société qui imprégnait donc tout le film. Ce n'est pas le cas ici. Le film est bien présenté comme un grand flash-back relatant les souvenirs de Suresh (introduit par la très longue et triste chanson "Dekhi Zamane Ki Yaari") mais le point de vue est moins subjectif, plus distant. L'usage de la grue dans le tout premier plan, à l'entrée des studios, montre bien que le film ne consiste pas en la simple histoire d'un artiste marginal et incompris, mais reconstitue tout un monde et une époque en passe d'être révolue.


 Suresh, déchu, arrive au studio lors du générique de début, avant de se remémorer à sa vue sa vie passée

La déchéance de Suresh ne représente qu'une partie du film, qui nous montre aussi sa vie de réalisateur à succès. Mais les moments de bonheur sont malgré tout doux-amers, car Suresh souffre dans sa vie privée de sa séparation avec sa femme qui lui interdit de voir leur fille, le monde du cinéma étant, c'est bien connu, trop corrompu pour une jeune fille. Shanti peine également à trouver le bonheur, ne pouvant exprimer son amour pour Suresh, puis obligé de le quitter. Une très jolie séquence l'illustre: la chanson "Ek Do Teen" ("un deux trois") que Shanti, qui a quitté Bombay et Suresh, chante à ses élèves, commence comme une banale comptine pédagogique et se termine de façon déchirante (que reste-t-il du 10 si le 1 et le 0 sont séparés ?)


Les fleurs de papier, ce sont celles, éphémères et superficielles, du monde du cinéma, auxquelles Guru Dutt oppose la naïve et provinciale Shanti, qu'il choisit pour incarner Paro dans le Devdas qu'il tourne. Il y a un beau passage où elle franchit la porte qui la sépare du lieu du tournage, et se retrouve dans un décor de ville factice.


L'évolution des relations entre Suresh et Shanti est subtilement montrée. Suresh la croise d'abord sous la pluie, et lui prête son manteau sans chercher à la séduire, malgré les craintes de la jeune femme que l'on a mis en garde contre les hommes des grandes villes. C'est quand elle est accidentellement filmée et qu'il la voit à l'écran que le réalisateur la remarque vraiment.


Et ce n'est que plus tard, quand il la voit cheveux au vent, qu'il la remarque en tant qu'homme.
Leur amour n'est jamais exprimé, et les deux personnages suivent des trajectoires inverses, ce que le film souligne par de différents parallélismes : Suresh commence ainsi par lui prêter son manteau ; Shanti finit par lui tricoter un pull qu'il conserve pieusement. Dans les dernières scènes, où il joue les figurants, on le voit dépouillé même de son châle, propriété du studio. L'appartement de Shanti est vide, à l'exception d'une photo de Suresh. Celui de Suresh déborde de bibelots et de livres, mais toutes ses possessions seront vendues aux enchères, le laissant encore plus démuni que Shanti. Lorsqu'il sombre dans l'alcoolisme et se retrouve au chômage après deux échecs successifs, elle s'efforce de l'aider, cherche à l'empècher de boire, lui trouve un petit rôle. Et c'est elle désormais qui est entourée d'admirateurs semblables à ceux qui demandaient des autographes à Suresh dans une des toutes premières scènes du film.


La photographie est splendide. Elle magnifie Waheeda Rehman, et les effets de lumière rythment la sublime "Waqt ne kiya", au cours de laquelle les personnages ne font pourtant presque rien. Pour l'anecdote, cette chanson, ses paroles et sa mélodie ont précédé le film. Guru Dutt a longtemps cherché où l'insérer, et il est vrai qu'elle paraît un peu plaquée sur l'histoire. Les chansons sont composées par S. D. Burman, et écrites par l'écrivain communiste Kaifi Azmi (le père de Shabana Azmi). Ce ne sont cependant pas elles qui portent l'essentiel du message social. La musique est surtout régulièrement utilisée comme un liant pour le film (pour le passage entre présent et passé, et par la reprise de thèmes, celui de "Dekhi Zamane Ki Yaari" quand il est question de la carrière de Suresh, celui de "Waqt Ne Kiya" lors des scènes avec Waheeda Rehman)


Les Fleurs de papier, ce sont aussi les fleurs (allégoriques) que lance un public versatile, aussi prompte à encenser qu'à critiquer. On peut se demander ce qui a fait de ce film un échec. On a reproché à l'époque à V.K. Murthy, le chef opérateur, sa photo, trop belle, qui aurait détourné l'attention de l'histoire. Le film est très sombre, et même l'humour apporté par Johnny Walker, en beau-frère très anglicisé de Suresh, peine à se faire une place. Peut-être surtout le public de 1959 n'était-il pas aussi intéressé que le pensait Guru Dutt par les coulisses du monde du cinéma, et le film a-t-il fait l'effet d'un magicien qui révèle ses trucs : c'est toujours décevant, et la magie ne prend plus. Et si la fin de l'ère des studios, dans les années quarante, et l'évolution des rôles de chacun (le réalisateur perdant de l'importance au profit des stars) a sans nul doute marqué Guru Dutt, ce n'était peut être pas un sujet assez porteur pour faire un film rentable.





Comme d'habitude, vous trouverez plus d'information dans Guru Dutt : A Life in Cinéma, de Nasreen Munni Kabir
Le film est visible sur Youtube avec des sous-titres anglais

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