25.5.20

Kaadhal (2004 - Tamoul)

Kaadhal, en tamoul, c'est l'amour, tout simplement. Il n'a pas besoin de qualificatif tant ce que vivent les deux personnages est un sentiment pur, opposé à une société qui ne le leur pardonne pas.

Attention, il va y avoir des spoilers dans cet article, y compris sur la toute fin du film.

Aishwariya (Sandhya) tombe amoureuse de Muruga (Bharath). Mais Aish est la fille d'un riche mafieux de Madurai, tandis que Muruga est un pauvre mécanicien.

Ce qui frappe d'emblée c'est le parti pris réaliste du film. (Presque) rien n'est tabou, l'image n'est pas particulièrement soignée esthétiquement (il y a de jolis plans quand même, mais ils ont presque l'air accidentel), et montre la vie de tous les jours de Madurai, alternant entre plans très larges sur la ville (et ses très nombreux temples monumentaux, qui évoquent tout de suite une ville plus conservatrice que Chennai  qui sera aussi filmée de la même manière (mais sans temples !) par la suite), et plans très serrés sur les visages des amoureux, très souvent montrés ensemble, dans une proximité touchante.


Autre point qui concourt au réalisme du film, les acteurs sont des débutants, et malgré leur charme indéniable, ont des têtes, si je puis dire, de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Ils ont de l’acné, et un physique assez différents des standards du cinéma indien (la couleur de leur peau, notamment, est frappante, tant le cinéma tend à privilégier les peaux très claires, pourtant pas si courantes dans le pays).


 
 Monsieur et Madame Tout-le-monde

Pour Aish, la fille de riche (dont le prénom même évoque la richesse), ce réalisme est aussi une descente brutale dans la réalité du pays. Elle s'enfuit dès le début du film avec Muruga, pour Chennai, où leur problème central sera de trouver des toilettes pour femmes et une douche à peu près propre. Le contraste est frappant dans le traitement de la puberté de la jeune fille (l'actrice avait 16 ans à l'époque). Elle a pour la première fois ses règles au début du film, et cette entrée dans le marché matrimonial est célébré avec faste, selon le rituel tamoul. La jeune femme est isolée dans une hutte, enduite de curcuma, et toute la ville ou presque invitée à célébrer l'occasion lors d'un banquet. Dans la deuxième partie, à Chennai, le traitement est tout autre : Aish a ses règles, peut à peine marcher, et envoie Muruga lui chercher des serviettes hygiéniques (ce que je trouve fort romantique, car Muruga ne craint pas de ne pas paraître virile, et Aish lui fait assez confiance pour lui confier des choses intimes). Les discussions sur son mariage (arrangé) imminent sont elles aussi très crues : personne ne se cache pour parler de dot, Aish est considérée comme un bien à vendre, rien de plus ("En quoi serais-je plus riche si votre fille fait des études ?" demande la future belle-mère).

Le réalisme est parfois un peu trash même, comme lorsqu'on voit le petit garçon qui travaille avec Muruga cracher dans le thé d'un client désagréable. C'était quand, la dernière fois que vous avez vu de la salive dans un film indien ?



Arrivé à Chennai, le couple doit se marier rapidement non par romantisme (même si cela faisait partie de leur plan pour le long terme), mais pour trouver un logement, personne ne voulant leur louer d'appartement. Ce mariage improvisé, auquel se joignent les habitants d'un foyer pour hommeq où vit un ami de Muruga, est un très joli moment, romantique dans sa simplicité et la solidarité de classe qu'il démontre, mis en scène dans une des rares chorégraphies du film. La plupart des chansons en effet sont vraiment bien intégrées au film, et arrivent naturellement. Seule cette chorégraphie et un duo romantique font exception.


Ce sont dans ces instants que le réalisateur ose des plans plus symboliques :


C'est là aussi que se niche l'ultime tabou : la scène de sexe est remplacée, comme d'habitude, par une chanson. Elle intervient juste après que Muruga a vu Aish nue, et est suivie par un plan des deux amants dans leur lit. Le symbolisme fait qu'il est impossible de se tromper sur le sens de cet intermède. Notons que cela a lieu, pour une fois, avant le mariage


hum... ("et je suis tendu comme un arc")

Ce réalisme n’empêche pas une dramatisation discrète mais efficace de l'histoire, portée par la passion des amours adolescentes. La famille d'Aish est visiblement mafieuse, et puissante. Il y a le père, brutal, et l'oncle, plus diplomate, plus mielleux. C'est elle qui fait respecter la coutume, obligeant dès le début du film un couple marié par amour à annuler leur mariage inter-caste (là encore, on tranche avec les topos des films indiens, dans lesquels le mariage est toujours pour la vie). Il va donc être bien compliqué pour les deux héros d'obtenir la bénédiction de la famille de la jeune femme, dont la fuite est qualifié "d'insulte" et d'"humiliation" pour une famille respectée pour son pouvoir et sa richesse, mais aussi pour son respect des coutumes, notamment de caste.

Tout commence donc par la fuite des deux tourtereaux, dont la réunion est retardée par une procession en l'honneur du dieu Muruga.



En effet le héros porte le nom du dieu qui est peut-être le plus vénéré dans les villes tamoules. Double effet : effet de réalisme, le bus est retardé par un des nombreux rituels qui rythme la vie de Madurai. Et effet prémonitoire : même si aucune intervention divine n'est évoquée (elle détonnerait dans le film) l'homonyme divin du héros semble s'opposer à sa fuite, ce qui n'est guère bon signe. Les deux jeunes gens ont peur, Aish doit se déguiser en garçon pour ne pas attirer les regards. Puis vient le flashback, d'abord les souvenirs d'Aish, puis ceux de Muruga. L'amour naissant est montré avec beaucoup de poésie : ne pouvant pas se rencontrer longtemps, le couple se croise à moto et échange de brefs sourires. Pas mal de naïveté aussi, Muruga est si distrait par ses sentiments qu'il manque de boire du pétrole au lieu de son verre d'eau (c'est peu être la séquence la moins réussie du film, car elle semble exagérée). La plupart des chansons (très plaisantes) ne sont pas chorégraphiées. La première partie s'achève sur la fin de ces retours en arrière, qui semblent après coup dépeindre un monde idyllique où l'on vit d'amour et d'eau fraiche. Immédiatement après, la famille se lance à la poursuite du couple, et la vie des héros alterne avec l'enquête pour retrouver les fuyards. Quand il les trouve enfin, l'oncle les convainc de revenir à Madurai, feignant d'avoir eu plus de peur que de colère. S'en suit une conversation dans la voiture qui commence assez classiquement  "tu as fait des études ?" "tu gagnes combien ? " "tu es de quelle caste ?". Et là, à la réponse de Muruga "La caste de l'humanité", tout déraille soudainement, l'oncle dévoilant son vrai visage.

La toute fin du film (violente, naturellement) est elle aussi dramatisée, par une révélation faite au tout début du générique qui oblige à regarder tout le film d'un autre œil : l'histoire est vraie, le réalisateur a rencontré le "vrai" Muruga dans l’hôpital psychiatrique où il vit désormais.

Si l'injustice est flagrante Aish, la petite fille riche, qui a poussé Muruga a s'enfuir avec elle, s'en sort nettement mieux que lui, il y a aussi une note d'espoir en la personne du mari d'Aish, visiblement nettement plus humain que sa famille (effet de génération ?), qui accepte de prendre soin de Muruga devenu fou sous l'effet des coups et du chagrin.

Ce film, qui a été un succès surprise, a ouvert la voie à une vague de films tamouls réalistes, tous plus déprimants les uns que les autres. Kaadhal reste l'un des meilleurs d'entre eux.

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