4.5.20

Le Mahabharata (Peter Brook, 1990)

 "No good man is entirely good ;
No bad man is entirely bad"
Le Mahabhharata, Jean-Claude Carrière

Mon DVD Wild Side Video propose en un seul film trois téléfilms réalisés par Peter Brook, sur un scénario de Jean-Claude Carrière, "La Partie de Dés", "L'Exil dans la Forêt" et "La Guerre". Il s'appuie, comme son nom l'indique, sur la célèbre épopée du même nom, composé de 200 000 vers, soit environ 10 fois l'Iliade et l'Odyssée combinées. Avant d'écrire ces téléfilms, Jean-Claude Carrière avait adapté le texte pour le théâtre, dans une pièce fleuve de 9 heures. C'est cette dernière, condensée et revue pour la télévision, qui sert de base au film de 2h43.


Le Mahabharata est une œuvre gigantesque et tentaculaire, la plus grande épopée jamais écrite. Elle a été traduite en français par M. Biardeau*. On trouve par ailleurs en français ou en anglais de nombreux condensés de l'histoire, ou encore certains des récits annexes qui se greffent un peu partout sur la trame principale et ont peu à peu pris leur indépendance.**  Cependant, autant que le texte des origines, ce sont ses nombreuses relectures, qu'elles soient l’œuvre de conteurs, qu'elles prennent la forme de pièces de théâtre populaire ou encore de séries télévisées, qui ont irrigué la culture indienne. En effet, contrairement aux épopées grecques, le Mahabharata a une dimension religieuse toujours vivante, puisqu'il contient la Bhavagat-Gita, un des textes les plus importants de l’hindouisme, et met en scène un dieu très vénéré, Krishna.

 Le narrateur Vyasa, le scripte Ganesha et le jeune auditeur

En réduisant à 2h43 une épopée de cette taille, Jean-Claude Carrière a dû opérer un travail de choix probablement très ardu, pour décider de ce qui, pour lui, parmi toutes ces aventures et débats philosophico-religieux, était l'histoire du Mahabharata. C'est là qu'entre en scène pour la première fois le regard des auteurs, européens, de ce film : décider ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas, c'est inévitablement déjà porter un regard particulier sur l’œuvre.

Ils conservent trois axes principaux (honnêtement, pas les plus originaux). Le fil central est la querelle, qui se termine pas une guerre sanglante, entre deux fratries rivales, les cinq "gentils" Pandava, aidés par Krishna qui leur sert de conseiller mais aussi de cocher à l'un d'entre eux, Arjuna, et les cent "méchants" Kaurava. Se greffe dessus l'histoire de Karna, frère des Pandava abandonné à la naissance et qui a rejoint le clan Kaurava. Et l'histoire de Bhisma le sage, poursuivi par la haine d'une femme qui a fait vœu de le tuer. Il inclut un résumé de la Bhagavat-Gita, qui, bien que probablement ajouté plus tardivement au texte, en est le cœur spirituel.

Les cinq Pandava***

Il est évident que Peter Brook et Jean-Claude Carrière ont vu dans le Mahabharata une œuvre universelle, capable de parler à tous, indiens ou non, hindous ou non. Pourquoi un récit raconté de tant de façons différentes à travers les âges ne pourrait-il pas l'être une fois de plus, par deux Européens ? Il faut simplement avoir conscience que cette version reflète une vision d'Occidentaux érudits sur une épopée qui fait partie de la culture de tout Indien dès son plus jeune âge. Ainsi, l'on voit Krishna se comporter à plusieurs reprises de manière fort peu chevaleresque (en incitant Arjuna à tirer sur un homme désarmé par exemple). Ces épisodes ne sont pas inventés, mais sont l'objet dans la tradition indienne d’explications apologétiques détaillant en quoi Krishna, la Divinité, avait raison d'agir ainsi. Ce n'est pas le cas ici et Krishna le sage, le guide, apparaît comme un personnage aux multiples visages, pas forcément sympathique. Cette dimension n'est pas absente du texte originale, elle est simplement mise en valeur dans le film.

Krishna

La volonté de faire une œuvre universelle se voit tout de suite dans le choix des acteurs, tous excellents, de toutes origines et parlant avec toutes sortes d'accents. C'est un peu déconcertant au début, mais vite on l'oublie. Le décor, très épuré, évoque une ambiance vaguement indienne, de même que la musique. Mais l'on trouve aussi des tambours japonais et quelque chose qui ressemble vaguement à du Jō-jutsu dans l'entraînement des guerriers.

 Le sage et puissant Bhisma, aimé des deux camps

On a reproché à Peter Brook une œuvre dans laquelle ne transparaissait pas l'indianité du texte. C'est à mon humble avis un faux procès. Une épopée de cette ampleur, qui dit tant de choses sur l'humanité, la politique, la guerre, doit pouvoir être adaptée, comme la Bible ou l'Odyssée, par tous, et sera nécessairement lue différemment par un Anglais (ou un Français) que par un Indien. De même qu'elle sera interprétée différemment par un villageois indien qui assiste à une représentation théâtrale lors d'une fête que par un universitaire tout aussi indien mais spécialiste de la littérature sanskrite. Le tout est de savoir qui parle en réalisant ce film, et de ne pas s'en contenter si l'on veut avoir une bonne connaissance du Mahabharata.

Néanmoins, que les amateurs se rassurent, une bonne partie des scènes les plus couramment représentées dans la culture indienne sont bien là : Bhisma sur son lit de flèches, la partie de dés, la princesse Draupadi se baignant les cheveux dans le sang de Dussasana, Arjuna combattant Shiva. Manque le dévoilement de Draupadi, si souvent peint. Pas non plus d'Arjuna travesti. Mais on ne peut pas tout avoir dans un film.

 
 Shiva
 
A aucun moment Peter Brook ne cherche à faire oublier l'origine littéraire, puis théâtrale de l’œuvre. L'auteur, Vyasa, se promène avec son jeune auditeur parmi les personnages de l'épopée ; les monstres sont ostensiblement dotés de masques ou de maquillages effrayants.

 

Lorsque Krishna guide la flèche qui doit toucher Bhisma, il le fait littéralement, portant la flèche à la main. Pourtant, un important travail sur la lumière, et un jeu sur le brouillard, donne une impression de grandeur. Il était en effet assez peu possible de représenter les 100 Kaurava et les centaines de milliers de guerriers à l'écran de cette production qui n'en avait clairement pas le budget. Les effets spéciaux sont aussi réduits au minimum, et souvent, c'est un personnage qui conte au roi aveugle les événements qui ont cours (procédé déjà présent dans l'épopée). De même Peter Brook se garde bien de montrer la forme universelle de Krishna, lorsqu'il se révèle dans toute sa splendeur à Arjuna, la suggérant tantôt par des jeux de voiles et de lumières, tantôt laissant Arjuna la décrire.


C'est donc un film obligé d'être constamment inventif visuellement, et donc d'une grande beauté formelle, et qui raconte une histoire assez passionnante pour avoir été contée pendant des millénaires. Si sa dimension philosophique est nécessairement plus schématique, elle n'est pas absente et donne matière à réflexion. Je ne sais pas si les dialogues sont en partie traduits du Mahabharata, mais ils sont crédibles, juste assez épiques pour élever le film sans l'alourdir.


 Bhima








* mais j'avoue ne m'être jamais attaqué à cet énorme livre, qui fait pourtant référence. 
** Le Mahâbhârata : conté selon la tradition orale, Paris, Albin Michel, Spiritualités vivantes, 2006, 574 p. Cet ouvrage est tout à fait abordable sans connaissances préalables. 
*** A la vue des photos vous vous dites peut-être qu'il y a beaucoup de d'acteurs de couleur, mais que les principaux personnages sont joués par des Blancs. Vous n'auriez pas tout à fait tort. Les Noirs, notamment, sont beaucoup des figurants, et quand ils ont un rôle important, celui-ci est souvent cliché (le bloc de force brute qu'est Bhima, ou Bhisma, l'Ancien révéré)...

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