17.5.20

Roja, 1992 (Tamoul)

Roja est le premier volet de la "trilogie du terrorisme" de Mani Ratnam, suivi par Bombay (1995) puis Dil se (1998). C'est aussi le film qui a fait de Mani Ratnam un des rares réalisateurs du Sud à connaître le succès au Nord de l'Inde sans même (pour l'instant) tourner en hindi. De fait, le film est bien connu dans toute l'Inde comme un film sur la guerre au Cachemire, bien que ce sujet ne soit traité (quasiment) que dans la deuxième partie du film, après l’entracte. En fait, le montage du film, plutôt original pour l'époque dans le cinéma commercial, présente en premier un court passage de course-poursuite et de capture d'un militant au Cachemire, avant de partir sans transition (si ce n'est que l'aube se lève sur le Tamil Nadu à la suite de l'action nocturne au Cachemire) et pour la moitié du film dans le Tamil Nadu rural. On ne retourne au Cachemire qu'après l'entracte.*

Sans transition

Donc, après un générique qui mêle chants d'oiseaux et bruits de mitraillettes, après la capture d'un terroriste au Cachemire, au bout de cinq minutes de film, on passe à de tout autres personnages : les villageois d'une petite localité du Tamil Nadu, où un mariage se prépare. Mariage qui ne se passera pas comme prévu, puisqu'au lieu d'épouser sa promise, Rishi (Arvind Swamy) repartira avec sa sœur Roja (Madubala), à la demande de sa fiancée qui souhaite épouser un autre homme et mettre ainsi fin à une querelle entre deux branches de sa famille (l'endogamie n'est pas rare au Tamil Nadu). Il ne prend cependant pas la peine de demander à Roja son avis. Il faudra un demi-film pour que le mariage formel se transforme en union sentimentale entre Rishi et Roja. Puis Rishi, qui est cryptologue pour l'armée, est envoyé au Cachemire, accompagné, en dépit de la vraisemblance, par sa jeune épouse, et est pris en otage par des indépendantistes qui réclament la libération de leur leader.

Pour reprendre la formule de M. Madhava Prasad*, l'introduction est donc un fragment de la deuxième partie, politique, qui entoure ainsi un drame familial classique, dans un milieu rural traditionnel. Cette histoire de mariage, qui atteint sa résolution à l'entracte, est donc ainsi subordonnée au récit militaro-politique plus large (d'ailleurs, quand on pense Roja, on pense Cachemire). Cela permet d'éviter un changement d'histoire trop brusque à l'entracte, tout en créant une anticipation et une menace dès le début du film par des images encore mystérieuses. Et les parallélismes sont nombreux entre les deux histoires pour préserver l'unité du film. Roja, par exemple, piège Rishi lors de sa première rencontre à l'aide d'un troupeau de moutons, ce qui annonce sa capture par les indépendantistes. 

 Roja piège (innocemment) Rishi
 
Dans les deux cas, on aboutit à une réconciliation (entre deux branches de la famille / très superficiellement entre les indépendantistes et l'Etat central), mais au prix d'un affaiblissement de l'autorité (la coutume villageoise qui n'a pas su imposer le mariage qu'elle souhaitait, l'Etat prêt à relâcher un terroriste). Surtout ce prologue empêche d'entrer à 100% dans le film "traditionnel", celui de l'histoire de mariage, puisque l'on sait que ce ne sera qu'une partie d'un film plus large. Ce type de film classique se trouve donc en quelque sorte disqualifié au profit d'un genre plus moderne. C'est une des thèses de M. Madhava Prasad, et elle est renforcée par le fait que cette première partie se termine d'une façon un peu bâclée, sans prise en compte de la psychologie de Roja ni de Rishi.

La première partie du film, donc. Elle emprunte très largement au drame familial traditionnel, avec conflits entre branches de la famille, mariage contrarié ou non souhaité. Elle reprend l'idée classique dans le cinéma indien d'une fonction performative du mariage : une fois tombés les malentendus, Roja est amoureuse de son époux, pour qui elle n'éprouvait pas grand chose, par le simple fait que c'est son époux. Et elle ira jusqu'à négocier avec un ministre pour lui. Le cadre : un village très traditionnel, les personnages : un homme des villes qui "ressemble à une star" et "parle anglais" qui cherche une épouse campagnarde (peu importe au fond laquelle), et Roja, qui nous est présentée dès le début comme encore habité de désirs enfantins, mais aussi d'une grande volonté. Elle est immédiatement liée à la nature, par la chanson qui lui sert de présentation, "Chinna chinna asai" ("de tout petits désirs"), à la nature cultivée du Tamil Nadu qui viendra servir de contrepoint à la forêt du Cachemire.

Les désirs de Roja "j'aimerais m'habiller d'arc-en-ciel"

Ce village semble dominé par les femmes, surtout vieilles, toujours en groupe, garantes de la tradition et chœur comique du drame, comme dans la chanson de mariage "Rukkumani Rukkumani", aux paroles tamoules très explicites. C'est quelque chose qui m'a marquée, les premières fois que j'ai vu des films tamouls, cette liberté des paroles des chansons dans des œuvres autrement très prudes.

 
"Les bruits joyeux du lit qui craque sporadiquement"


 

Une fois "résolu" ce premier nœud dramatique, Roja, soudain très amoureuse, suit son mari dans une région en guerre, le Cachemire. Et Rishi est très vite capturé par des indépendantistes, laissant Roja seule en territoire inconnu, elle qui n'était jamais sortie de sa campagne. Elle ne comprend pas le hindi**, ne connaît pas les dieux locaux, et doit plaider sa cause auprès d'interlocuteurs qu'elle n'a pas l'habitude de côtoyer, confirmant ainsi la force de caractère des personnages féminins. Dans un de ces moments symboliques forts qu'affectionne Mani Ratnam, le claquement de la noix de coco qu'elle casse pour le dieu est pris pour un tir de fusil.
Emprisonné, Rishi, lui, revoit Roja en songe dans une chanson où tous les éléments de la nature lui rappellent son épouse décidément très liée à la ruralité.


Des trois films sur les tensions inter-communautaires, celui-ci est de loin de plus manichéen, malgré la présence d'un terroriste repenti et la mention d'une solidarité féminine qui transcende les religions. Et ce n'est pas toujours très subtil, comme le montre la succession des deux plans suivants...

L'explosion - la prière musulmane

Rishi, qui n'a pas particulièrement l'air d'être un nationaliste forcené, n'hésite pas à affirmer "le Cachemire c'est l'Inde, pourquoi aurais-je peur en Inde ?", "L'Inde ne sera pas divisée", et le Pakistan est présenté comme un allié peu fiable des indépendantistes. C'est amusant d'ailleurs comme les dialogues évitent de le nommer, parlant plutôt de "nation étrangère" ou "d'une nation voisine". On a vu qu'il y avait une partie centrée sur les relations interpersonnelles, et l'autre sur la politique et l’État. Roja, qui appartient à la première dimension (elle déclare ainsi "Je me fiche de la nation, je m'inquiète pour mon mari") demande innocemment "S'ils détestent l'Inde, pourquoi ne la quittent-ils pas ?" sans voir que c'est justement ce qu'il entendent faire, mais collectivement, par l'indépendance du Cachemire.


C'est le moment de dire deux mots de la chanson finale, qui, par sa place, a une importance particulière. En VO, elle incite l'auditeur à se dire fier d'être tamoul et indien. L'adaptation hindie gomme toute "tamoulité" au profit d'une louange sans nuance de la mère patrie, ce pays de roses plus cher que la vie... Etait-ce le prix du succès du film au Nord de l'Inde ?



* pour une analyse plus approfondie de la construction du récit dans Roja, voir "Signs of Ideological Re-form in Two Recent Films : Towards Real Subsumption ?" M. Madhava Prasad, in Making Meaning in Indian Cinema, sous la direction de Ravi S. Vasudevan, Oxford University Press, New Delhi, 2000. Nous en reprenons quelques idées sur le montage global du film, mais nous n'irons pas cependant jusqu'à voir avec l'auteur dans la structure du film le signe de la victoire du libéralisme économique.

** apparemment personne ne parle Kashmiri dans le Cachemire de Mani Ratnam, même les indépendantistes parlent la langue nationale

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